Traduire, c’est dire la même chose dans une autre langue. Cela semble évident. Et pourtant! Dans Dire presque la même chose : Expériences de traduction (traduit de l’italien par Myriem Bouzaher), Umberto Eco nous montre que traduire, ce n’est justement pas dire la même chose dans une autre langue, mais « presque » la même chose. Un « presque » décliné en une exploration, sur 440 pages bien touffues, des confins de la notion de traduction au travers de multiples exemples littéraires.
Sous l’œil de celui qui ne traduit pas (ou presque!)
Qui ne connaît pas Umberto Eco? À dire vrai, son premier roman Le nom de la rose a certainement supplanté en popularité l’écrivain lui-même, un roman traduit en 43 langues et couronné d’un César dans sa version à l’écran en 1987. Umberto Eco est donc d’abord un auteur traduit.
C’est par ce statut qu’il nous parle de traduction, à la différence de Lori Saint-Martin ou de Nicolas Richard, traductaires. Non seulement ce statut nous permet de voir un certain envers du décor, mais il offre aussi (paradoxalement) une visibilité à l’art du traductaire, nombre des exemples évoqués discutant les choix de ses traductrices et traducteurs (sans oublier, certes, qu’il fut le traducteur des Exercices de style de Queneau, expérience sans laquelle nous ne lirions pas cet ouvrage!).
« Le traducteur doit négocier avec le fantôme d’un auteur souvent disparu, avec la présence envahissante du texte source, avec l’image encore floue du lecteur pour qui il est en train de traduire […], et parfois, nous le disions, il doit négocier aussi avec l’éditeur. » (p. 411)
Devenu référence incontournable
Si bien que Dire presque la même chose, ou tout du moins son propos – qui est de redéfinir la fidélité en traduction par le concept de négociation –, est repris aujourd’hui par beaucoup. Lori Saint-Martin commente ainsi cette vision à deux reprises dans Un bien nécessaire, passant de la citation de l’auteur à son propos (« Dire presque la même chose » pour évoquer l’altérité; « négocier » pour parler de la nécessité de choisir). Connaître les théories d’Umberto Eco est par ailleurs presque un impératif pour mieux saisir toute la pensée de Souleymane Bachir Diagne dans De langue à langue, une continuité de la pensée écoienne (que l’on retrouve aussi dans le style, très érudit et nourri de philosophie, de linguistique et d’anthropologie) mais aussi un élargissement (aux cultures non européennes) : la fidélité en traduction passe de respect et d’exemples tirés du canon occidental chez l’écrivain italien à charité et exemples tirés de cultures africaines chez le penseur sénégalais. Si vous avez lu ce dernier livre donc, relisez-le à la lumière d’Eco!
« Les traités de traductologie me laissent souvent sur ma faim »
À la différence de Souleymane Bachir Diagne toutefois, son propos s’appuie, en plus de bâtir sur les théories de grands traductologues (Schleiermacher, Nida, Berman…) d’exemples en nombre et en plusieurs langues – italien et français, mais aussi anglais, allemand, espagnol et catalan –, de ses propres œuvres et d’œuvres occidentales classiques (Baudelaire, Nerval, Shakespeare, Poe, Dumas, Tolstoï, Dante…) : il ne s’agit pas d’un essai théorique, nous dit sa traductrice, mais d’une illustration des problèmes que pose la traduction.
Si cet écart par rapport aux habitudes traductologiques est bienvenu (comme renchérit Lori Saint-Martin, difficile de juger d’une traduction en n’en décortiquant qu’un mot ou une phrase), les extraits proposés sont parfois tellement longs, ou proposés en tellement de langues, qu’il devient à la longue fastidieux de saisir où se situe réellement l’illustration de son propos. Délicat cela dit de parler par exemple de la nécessité de reproduire l’effet du texte (chapitre 3 « Réversibilité et effet ») ou de reproduire l’image créée par le texte (chapitre 8 « Faire voir ») sans en donner un bon morceau.
Mais il est certain qu’à côté des courts et alléchants extraits que choisit Nicolas Richard dans Par instants le sol penche bizarrement et qui se lisent comme des petits bonbons à binger, l’ouvrage d’Umberto Eco semblera peut-être un poil plus indigeste au lectorat… C’est qu’il s’agit de prendre le temps de mâcher la matière!
« La paralittérature [terme qu’emploie Eco pour désigner la littérature de romans de gare] est aussi légitime que le chewing-gum, lequel a ses fonctions, y compris en termes d’hygiène dentaire, sans jamais figurer sur un menu de grande cuisine. » p.140
Explorer les confins
Car matière il y a, entre références érudites, comparaisons des langues, détails des problèmes rencontrés à la traduction (l’ambiguïté!) et prescriptions du traduire. Certaines idées nous paraîtront évidentes aujourd’hui, car nous les avons rencontrées désormais maintes fois (langue et culture sont indissociables et il faut traduire non mot à mot mais « de monde à monde »).
En revanche, quelle exploration des frontières de la traduction! Car oui, où place-t-on donc la limite entre traduction et interprétation? Dans quelle mesure un roman adapté à l’écran peut-il aussi être qualifié de traduction? Comment traduire un texte qui se traduit lui-même (Finnegans Wake de Joyce)? Plus on avance dans le livre et plus Umberto Eco s’amuse (non sans un certain humour parfois) à nous confronter à des cas limites pour mieux cerner ce qu’est la traduction – une négociation de chaque instant[1].
Moins intéressants sont selon moi ses exemples de traduction intersémiotique (roman > écran, texte > peinture…), réflexions qui proviennent de séminaires consacrés à ce sujet à l’Université de Bologne en 1997 et 1999, ou ses comparaisons à l’interprétation musicale. Ses réflexions sur l’hypotypose en revanche m’ont rappelé mes propres réflexions à la traduction de Seasons : Desert Sketches d’Ellen Meloy, et c’est sans nul doute que j’irai refaire un tour dans le chapitre « Interpréter n’est pas traduire » qui explore les frontières entre la reformulation et la traduction, exploration aussi utile en traduction littéraire qu’en traduction pragmatique.
En somme, un livre certes nécessitant quelques heures devant soi de digestion mais qui ne vous laissera pas sur votre faim!
« La fidélité manifeste des traductions n’est pas le critère qui garantit l’acceptabilité de la traduction […]. La fidélité est plutôt la conviction que la traduction a toujours été possible si le texte source a été interprété avec une complicité passionnée, c’est l’engagement à identifier ce qu’est pour nous le sens profond du texte, et l’aptitude à négocier à chaque instant la solution qui nous semble la plus juste. » p.435
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Umberto Eco, Dire presque la même chose : Expériences de traduction, trad. de Myriem Bouzaher, Grasset, 2008.
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[1] Ainsi, il n’y a pas une approche cibliste et une approche sourcière, nous dit-il, mais un « continuum » entre les deux dans lequel « le choix de s’orienter vers la source ou vers la destination reste […] un critère à négocier phrase par phrase ». (p.227)
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