Traduire le littéraire (1)

TRADUIRE LE LITTÉRAIRE : quelques casse-têtes du texte source au texte cible

Quelle meilleure occasion que la réception postale de ma traduction de Seasons d’Ellen Meloy sortie chez blast ce 29 octobre même, pour faire un petit retour sur les difficultés auxquelles m’a confronté ce texte?

Je pourrais tout aussi bien évoquer ma rencontre avec l’œuvre ou mon aventure éditoriale, mais rien de tel que d’évoquer des difficultés pour mieux rentrer dans l’œuvre et le travail effectué (et attirer le traducteur au passage 😉).

Ceci permettra de revenir sur certains points de stylistique comparée ainsi que sur quelques concepts de théorie moins couramment abordés en traduction pragmatique.

FAIRE OU NE PAS FAIRE DE CONCESSIONS : LA STRUCTURE DU DISCOURS

Seasons: Desert Sketches est un recueil de courtes chroniques lues à la radio dans les années 1990, et retranscrites dans une édition posthume publiée en 2019. Ce format radiophonique a une influence directe sur le phrasé et les enchaînements, d’autant plus que ce sont des essais (visée argumentative), qui ont pour but de « saisir » l’auditoire par un effet ironique ou à rebrousse-poil des lieux communs.

Il est bien connu des traducteurs que l’anglais, « langue de juxtaposition et coordination » (Delisle), emploie peu de connecteurs, ces petits mots bien pratiques en français qui balisent le discours. « [En anglais], le sens des mots est davantage dans le contexte que dans les mots eux-mêmes », dit ainsi Jean-Benoît Nadeau (citation elle-même « piquée » à Joachim Lépine dans une de ses brillantes formations). Pour illustration, les connecteurs sont un passage obligé de l’enseignement du français langue étrangère, et ce à chaque niveau (débutant, intermédiaire et confirmé), et comprennent notamment deux grandes catégories : cause-conséquence-but et opposition-concession.

Exemple d’exercice au niveau B1-B2 pour la FP canadienne
Autre exemple un poil plus fun

Je me rappellerai toujours aussi cette analogie, dans la formation de Joachim Lépine, entre structure de l’anglais et film d’action! Les exemples qui y étaient donnés portaient davantage sur la linéarité à l’échelle microstructurelle, mais je pense que celle-ci peut aussi s’appliquer à l’échelle du texte. Le français adore, par exemple, commencer ses phrases par la concession, ce que l’anglais aime beaucoup moins puisqu’on est loin d’être dans la linéarité.

Exemple de traduction vers l’anglais où, il me semble, cela fonctionne mieux sans concession

Autres exemples de phrases concessives telles qu’on les aime dans notre belle langue :

Son candidat, l’ex-ministre de la Santé, a beau être arrivé premier avec 23 % des voix et 33 sièges sur 135 au parlement régional, il n’a à priori aucune chance de prendre la tête.

Sans nier qu’elles ont beaucoup de soucis à gérer, force est de constater que les entreprises n’ont pas été, jusqu’à présent, au rendez-vous.

Je laisse les anglicistes s’amuser à les traduire (hors contexte qui plus est 😉).

En somme, l’anglais et le français ne présentent pas les idées dans le même ordre ni de la même manière, ce qui a, dans cette traduction, représenté un défi majeur.

Bien sûr, plusieurs techniques s’offrent à nous pour mettre du lien en français. Parmi elles, citons bien sûr :

👉les phrases de transition et les connecteurs ;

👉les pronoms de reprise (les fameux y et en notamment) ;

👉les démonstratifs et présentatifs ;

👉 la ponctuation ;

👉les champs lexicaux ;

👉la restructuration de paragraphes.

Je ne m’attarderai pas ici sur chacun de ces outils, car certains feront l’objet ultérieur d’articles séparés.

Du fait de la visée des textes d’Ellen Meloy (saisir son auditoire), une attention particulière a été ici portée aux incipits et aux chutes. Prenons ainsi quelques exemples concrets.

Ceci ne sont que des exemples parmi tant d’autres. Mentionnons ainsi la chute de « Moose » qui m’a fait quelque peu cogiter : « All he wants is some privacy. I move on. I love moose. The dopier the better. » Je vous laisse méditer sur cette vision orignalesque…

Méditation qui ne peut que me rappeler ce petit matin d’août 2020 sur une certaine piste cyclable

SPÉCIFICITÉS DU LITTÉRAIRE

Toute la difficulté, contrairement à un texte pragmatique, était de devoir jauger l’écart entre norme et licence poétique. J’ai pu heureusement « avoir une confirmation » de l’intention de l’autrice dans ma lecture de ses autres œuvres : beaucoup des textes de Seasons possédaient leur version longue dans d’autres de ses livres, révélant une nette différence de style entre texte court et texte au long. Le premier essai, « I stapled my hair to the roof » par exemple, se retrouve dans son roman The Anthropology of Turquoise sous une forme longue qui s’étend sur un chapitre et développe le thème féministe qui sous-tend le court texte.

Savoir cela m’a aidé à appréhender cette question d’écart entre la norme et la licence poétique : plutôt que de rajouter des connecteurs là où peut-être l’autrice souhaitait que le lien soit fait de manière plus implicite, j’ai parfois privilégié un passage à la ligne qui n’était pas dans le texte source. [D’autant plus qu’il s’agissait de retranscriptions et que l’aspect textuel n’était donc probablement pas du fait de l’autrice (notons d’ailleurs quelques erreurs dans le texte source qu’il a fallu détecter, comme dans « Montana » : « I rearranged my knees on trucks with a heavy pack » devrait se lire ainsi « I rearranged my knees on treks with a heavy pack »).]

Tout ceci nous amène enfin à la question de l’ambiguïté – et c’est peut-être bien là la différence fondamentale entre traduction pragmatique et littéraire : contrairement à la traduction pragmatique où l’on ira clarifier le plus souvent le texte source (étant donné que c’est le message qui prime), en traduction littéraire, l’ambiguïté doit être préservée si elle fait partie de l’effet voulu. Ainsi, comme le dit M. Jolicoeur, « […] en littérature, l’absence (les creux du texte, l’ambiguïté délibérée) crée l’espace même d’où le lecteur peut repérer la présence de l’auteur et interpréter le sens de son propos, lui permettant ainsi d’intervenir dans le processus de lecture, c’est-à-dire d’être ce que l’on appelle un lecteur actif » (p.52). Sur ce sujet, voir aussi « Le péché de “nivellement” dans le texte littéraire » de Françoise Wuilmart qui explique fort bien que produire « un texte bien écrit », en traduction littéraire, n’est pas être fidèle à son original. Toute la difficulté étant bien sûr de repérer cette ambiguïté et de ne pas l’atténuer. Ici, il s’agissait de savoir si l’autrice avait choisi délibérément de produire un enchaînement par juxtaposition d’idées que le lectorat ferait de lui-même ou s’il s’agissait d’un trait de l’anglais.

Cette considération du lecteur et de la lectrice nous révèle un dernier point : à bien des moments, il a fallu faire peser dans ma balance le bagage cognitif du lectorat source et celui du lectorat cible supposé ; de ne pas surtraduire (ou clarifier, rendre explicite) en raison de mon bagage personnel – bagage de la traductrice qui a effectué un travail d’analyse. Je me suis principalement appuyée, pour cet enjeu, de ce que dit Katharina Reiss au sujet de la compréhension d’un texte : comprendre un texte, dit-elle, n’est pas seulement œuvre cognitive ; il faut aussi pouvoir en ressentir le sens et l’effet de manière intuitive, en position de lecteur (Problématiques de la traduction, 2009, p.62-68). Et pour ceci, rien de tel qu’un œil extérieur, qu’il soit le vôtre après longue période de repos du texte, ou encore mieux, celui d’une autre personne!

[Ont d’ailleurs participé à cette étape et non des moindres : M. Louis Jolicoeur sur 11 des textes, Maria-Isabelle Vargas et Sarra Hamdi sur 2 des textes et Célia et Léa Saugier qui ont lu l’ensemble d’un œil totalement innocent.]

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