Trouver l’équivalence dans la langue cible, être fidèle au texte, respecter le sens et la lettre du document source, voir la traduction comme un outil de compréhension interculturelle… Autant de concepts qui sont l’évidence pour les traductaires que nous sommes.
Ceci, c’était avant de lire Noémie Grunenwald, c’était avant la claque : « Je ne crois pas à un grand dialogue entre les cultures, ni à la fidélité ni aux équivalences ». Exit — à première vue — grandes théories de la fidélité en traduction!
Noémie Grunenwald, traductrice « de textes féministes, lesbiens [et] trans » publiée à La contre allée et chez Cambourakis, et habituée du festival de traduction D’un pays l’autre à Lille (où vous aurez peut-être d’ailleurs la chance de la rencontrer cette semaine), nous livre ici un petit explosif essentiel à toute personne qui pratique la traduction de près ou de loin.
D’abord parce que le langage inclusif est l’affaire de toutes et tous (et devenu même un enjeu commercial). Ensuite parce que l’ouvrage pose des questions fondamentales : Pourquoi traduit-on? N’importe qui peut-il traduire n’importe quoi? (Pensons, ou repensons, à l’affaire Gorman!) Dans quelle mesure suivre la norme linguistique? Enfin parce qu’il livre un témoignage et des idées sans concession ni romantisme éthéré de ce que peut être le travail de traduction au quotidien – vous savez, ce genre de détails qu’on préférerait oublier car ils ne sont pas forcément très glorieux.
« Je ne suis pas traductrice. Je fais juste de la traduction. »
On entre dans le livre comme on entre en poésie : phrases courtes, actions à l’infinitif, répétition enfin qui nous portent d’un mot à l’autre. Voici la première sensation : le toucher légèrement granuleux de la page, et la page qui se tourne naturellement, la page qui me parle.
Et pourtant, je ne traduis moi-même que rarement au quotidien des textes militants sur féminismes et démasculinisation, qui est donc la spécialité de Noémie Grunenwald. C’est que la traductrice y parle déjà au « je » : on y voit celle qui transpire sur sa traduction, qui doit faire des petits boulots à côté, qui est surprise à la réception d’une proposition de traduction, qui doit signer un contrat dont les termes sont bien vagues; et aussi, qui se plonge des heures dans les livres, qui est touchée par un texte, qui s’amuse avec la langue, qui expérimente, qui doute de tout, même de ses propres habitudes linguistiques. Encore plus que chez Nicolas Richard qui évoquait déjà par petits bouts des aspects « physiques » de la vie du traducteur, la traduction est ici un corps à corps avec le texte.
J’ai eu la mauvaise idée un jour d’utiliser mes propres traductions comme matériau pour une communication dans un séminaire de traductologie. Je me suis retrouvée à comparer des extraits d’un texte que j’avais traduit aux mêmes extraits d’un texte rédigé en anglais par l’autrice. C’était pourtant une traduction qui avait été bien accueillie, mais lorsque j’ai mis les deux versions côte à côte, la honte m’a envahie. Un an seulement s’était écoulé depuis sa parution, mais ma pratique avait déjà tellement évolué depuis que j’aurais aimé pouvoir rappeler tous les exemplaires en circulation et corriger presque chaque phrase.
(p.54)
« Une première tentative de traduction d’un jargon théorique en langage plus courant »
Oui, mais. Ce qu’il y a de plus fascinant, c’est la manière dont les expériences et les idées développées s’inscrivent ici dans un tissu, une espèce de digestion d’autres apports : les citations ne se font pas aux guillemets mais par de simples mots qui renverront entre autres aux ouvrages des bien connues Susanne de Lotbinière-Harwood, Thiphaine Samoyault, Éliane Viennot ou encore Gayatri Chakravorty Spivak, pour n’en citer que quelques-unes. Elle le dit elle-même : « Chaque texte sur lequel je travaille s’imprime quelque part en moi et transforme mes façons de faire » (p.123). Discours sur source et cible, rôle de la compréhension et de l’interprétation du sens, invisibilité du sujet traduisant, traduction et décolonisation, langage inclusif, dimension collective de la traduction; tous ces sujets plus « théoriques » dirons-nous, se mêlent sans pouvoir les dissocier de la pratique « concrète » du traduire, de la recherche de sources à la Bibliothèque nationale, comme de la discussion, par exemple, avec son éditrice du meilleur terme pour traduire « of color », des problèmes terminologiques dans la retraduction de Stone Butch Blues ou encore de la nécessité parfois de sortir des sentiers éditoriaux traditionnels pour pouvoir publier certains textes.
Je dis que traduire ce n’est pas se faire transparente mais collaborer avec l’autrice et l’éditrice, les correctrices, les graphistes, les autres traductrices, autrices, etc. Travailler ensemble vers du commun.
(p.53)
« Je n’aime pas dire “écriture inclusive” »
Y est bien sûr évoqué le langage inclusif dont la place dans nos pratiques professionnelles semble de plus en plus essentielle, en témoigne le thème invité à la Journée mondiale de la traduction de la SFT à Paris ce 30 septembre 2022, « écriture inclusive et traduction », avec les conférencières Fanny Lami et Isabelle Meurville (qui confie d’ailleurs s’être fait huer trois plus tôt pour la même conférence). Il va sans dire que Noémie Grunenwald puise aussi à ces stratégies qu’elle préfère nommer « écriture dégenrée, démasculinisée ou féminisée » (p.102). Mais loin de se cantonner à une simple application de principes qu’on pourrait maintenant qualifier d’éprouvés (utilisation de termes épicènes, doublets, noms collectifs, etc.), son propos y est nuancé, dément certaines idées reçues (non, un terme épicène n’est pas forcément neutre; non, l’uniformisation n’est pas forcément une bonne chose) et s’attache autant aux questions pratiques (quelles stratégies linguistiques utiliser, pour quel contexte?) que socio-linguistiques (en quoi faudrait-il que les femmes soient plus visibles dans la langue?).
Les stratégies féministes de traduction ou d’écriture ont peu de chances de nous permettre à elles seules d’échapper à l’ordonnancement patriarcal du monde. Mais elles peuvent nous aider à comprendre, dénoncer, contredire et transformer les présupposés sexistes.
(p.41)
« Reconnaître un travail souvent invisible »
Plus que tout, l’autrice postule que celle ou celui qui traduit doit se voir. Elle prend ici à revers tout un imaginaire, celui de la « transparence en traduction » d’ailleurs encore au goût du jour sur certaines couvertures actuelles (le miroir, le reflet – à la fois figure de la transparence et de la copie). Certes, ce discours n’est pas neuf : Lawrence Venutti et Antoine Berman sont connus pour avoir relativisé cette nécessité de se retirer derrière le texte que l’on traduit, mais c’est ici sous angle neuf qu’apparaît cette notion, celui de l’engagement de la personne qui traduit : « en assumant notre subjectivité, on peut produire des traductions qui sont moins fausses, sinon plus justes », postulant que notre positionnement dans le monde influence l’interprétation et donc la traduction que l’on fera du texte.
On peut souvent traduire un même texte de différentes façons qui pourraient toutes êtres considérées comme justes, selon les perspectives traductologiques, littéraires et politiques qu’on adopte. Choisir un·e traducteur·ice qui aborde tel texte sous tel angle, c’est façonner le contenu du résultat final. Citer son nom, c’est affirmer qu’on a conscience de ce choix, qu’on l’assume, qu’on l’a fait en pleine connaissance de cause.
(p.166)
Oui, l’ouvrage de Noémie Grunenwald dérange. Mais c’est au sens propre du terme – « dé-ranger » – qu’il le fait. Dé-ranger nos façons de penser, et peut-être bien nos façons de traduire.
Sur les bouts de la langue : Traduire en féministe/s de Noémie Grunenwald, paru en octobre 2021 aux éditions La contre allée.
1 commentaire