Traduire l’oralité : aller jusqu’à la lettre (2)

UNE RENCONTRE AVEC LISA DUCASSEautrice-compositrice-interprète et traductrice

(DEUXIÈME PARTIE)

« Je me suis habillée en feuilles mortes! »
Ambiance automnale sur la place Edith Piaf en compagnie de Lisa Ducasse, ce 29 septembre 2023…

Tu n’as jamais fini la traduction du recueil de Sarah Kay…

Non car en M2, j’ai plutôt fait le choix de traduire des textes de chansons en français vers l’anglais. C’était tout une réflexion sur l’adaptation, notamment l’adaptation des références culturelles. Un travail que je n’ai d’ailleurs aussi jamais achevé, car la musique a pris plus de place! [Rires]

Peux-tu me parler un peu plus de ces textes de chanson que tu as adaptés?

Il s’agissait de textes de Gainsbourg, Brel, Barbara et Brassens. « Les quatre grands ». J’avais commencé par Gainsbourg, car son jeu constant avec la langue et ses sonorités était justement un grand défi de traduction.

Une des chansons adaptées par Lisa Ducasse (l’originale est d’Aznavour)
Parce que de Gainsbourg : traduction proposée sur le site Lyricstranslate
Parce que de Gainsbourg : adaptation de Lisa Ducasse
Par rapport à la traduction, on constate dans l’adaptation une attention au rythme et à la rime qui est reproduite, impliquant parfois ce qu’on pourrait nommer un écart par rapport à la lettre…mais pour plus de fidélité! Exemple avec « Parce que tu as 20 ans » où les 20 ans disparaissent pour en revanche conserver non seulement le sens et l’image (la jeunesse) mais aussi la rime.

Ce travail a-t-il en retour nourri ta chanson à toi?

Je pense que cette question est en réalité déjà présente dans mon rapport à l’écriture, étant donné que j’ai commencé par écrire de la poésie orale en anglais. En anglais, il y a une façon très condensée de dire les choses, que je cherche souvent à ramener en français. Le fait de traduire permet aussi de se demander précisément ce qui fait l’essence de l’écriture de chanson française ou, tout du moins, qu’elle aurait été la réponse de chacun des auteurs-compositeurs-interprètes à cette question…

« Ainsi donc, la chanson française, c’est avant tout des mots, des beaux textes, des images de Paris au goût de cigarettes, de vin rouge et de nuits blanches. Souvent piqués d’amour, de joie, de tristesse et de colère, parfois d’irrévérence et de provocation, mais toujours avec… poésie! »

(Essai de définition encore victime de quelques clichés, sur Urbania.ca)

Tu aurais donc une réponse à cette question, « qu’est-ce qui fait l’essence de la chanson française »?

Non! [Rires] En revanche, je peux dire que chez tous, le travail de la langue était présent, notamment chez Gainsbourg : certaines de ses chansons sont de véritables exercices de style où l’histoire n’existe qu’en parallèle, et où la raison d’être de la chanson est purement stylistique, se disant « tiens, et si je faisais une chanson avec le plus de [v] possible! » [« Je suis venu te dire que je m’en vais », « La Javanaise »]. En traduction, on doit alors se demander comment transposer cette allitération dans la langue cible. Ce ne peut pas être la même, tout simplement parce que les lettres ne fonctionnent pas toujours de la même façon dans les deux langues. La réflexion allait donc jusqu’à la lettre : qu’est-ce qu’on peut faire avec un v en français qu’on ne peut pas faire en anglais. Un autre élément qui apparaît en plus dans l’anglais, c’est l’accentuation. On doit penser à la manière dont la chanson sera chantée : on ne peut pas traduire de la façon de la plus évidente et la plus logique, car en chantant, cette traduction ne fonctionnerait pas : l’accent ne serait pas au bon endroit et cela déformerait la phrase. Bref, ça ne m’étonne pas de ne pas avoir fini ce travail, quand je repense à tous les paramètres qui rentraient en jeu! [Rires] Entre la traduction et l’adaptation, il y a de plus toute la question du choix de l’adaptation des références culturelles.

D’autres réponses aux techniques de l’adaptation vs. la traduction dans ce tuto du Tradapteur!

Oui, je vois, il s’agissait aussi, non pas de faire seulement une chanson qui marche en anglais, mais aussi de faire sentir cette spécificité de la chanson française en anglais, de conserver la couleur culturelle?

Oui, tout à fait, mais en même temps, si cette chanson ne parle pas, si elle est trop « autre », elle ne marche pas. Cette question se posait notamment sur les chansons toponymiques. Dans une chanson qui aura dans ses paroles « la Seine » et le « Bois de Vincennes » comme dans Göttingen de Barbara, la Seine est bien sûr connue (mais on n’aura pas la même rime), mais pas le Bois de Vincennes. Il fallait donc choisir un contexte précis : ces chansons allaient-elles être accompagnées d’un livret à destination d’un public qui voudrait découvrir la chanson française et avoir le sens des paroles, ou est-ce qu’il s’agissait plutôt d’adaptations pour être chantées? J’ai plutôt opté pour cette seconde approche, pour faire exister ces textes en tant que chansons.

Tu chantes tes propres textes, mais tu fais également aussi beaucoup de reprises (Bashung, Bourvil, Brel,…). As-tu aussi pensé à chanter tes adaptations?

Dans le cadre de ce travail, j’avais évidemment prévu d’en faire des enregistrements pour démontrer qu’elles étaient véritablement chantables. Mais non, pour moi, ces chansons devaient être interprétées par quelqu’un d’autre. Pour l’instant, je n’ai pas trouvé ce « quelqu’un d’autre ».

Voir un ami pleurer de Brel : adaptation de Lisa Ducasse (fin de la chanson) On remarquera la traduction de « Bien sûr » par Clearly plutôt que Of course, et l’adaptation des images, où le courage du juif et l’élégance du nègre deviennent plus universellement We’re not brave or pretty enough, pour garder le sens et trouver un système de rime et rythme qui « colle ».
La chanson de Brel a fait l’objet de plusieurs adaptations en anglais dont celle de Barb Jungr, plus proche de la lettre.

Tu traduis donc de l’anglais vers le français mais aussi du français vers l’anglais. Tu n’hésites pas non plus à « amener de l’anglais » dans le français. Cela me semble à contre-courant du discours actuel qui est justement de se méfier de la trop grande influence de l’anglais dans le français, autant dans la chanson qu’en général. Chez toi, pourtant cette influence semble sereine : pourquoi?

Justement, je trouve cette porosité des langues heureuse. Je suis aussi plutôt sceptique par rapport au discours institutionnel, surtout dans cette approche normative du langage où des faits de langage vont être exclus. L’exclusion de certaines formes de langage mène parfois à une exclusion sociale. Toutes les influences ne sont pas traitées de la même façon : on ne dirait pas la même chose d’emprunts à l’italien, par exemple.

Oui, mais je pense que cela est aussi dû à la situation hégémonique de l’anglais.

À vrai dire, je pensais plutôt à l’arabe. Pour ma part et par rapport à l’anglais, je trouve plus intéressante l’approche québécoise de créer de nouveaux mots, comme « divulgâcher » pour spoiler : je trouve ça génial. C’est utiliser la créativité de la langue pour étendre le vocabulaire. En France, je trouve que ce débat [de l’hégémonie de l’anglais] a moins de sens; je ne pense pas qu’il y ait de risques que le français disparaisse. Pour moi, être avec une autre langue, c’est aussi être avec une autre façon de penser.

Langue française et chanson : menace à l’horizon?
Ce court balado est comme un amuse-bouche aux nombreuses autres polémiques qui gravitent autour de ce nouveau lieu dédié à la langue française.

Lisa Ducasse sortira son premier album au printemps 2024. Elle est présentement entre Paris et Laval (le Laval français), pour une joyeuse série de 15 dates hivernales. Pour se faire une idée de sa voix, on ira écouter Montevideo (reprise de Bashung) ou encore Valparaiso (premier single).

Et pour se débarrasser des clichés sur la chanson française, lire notamment Nos Enchanteurs, Hexagone et Francofans.

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