Traduire, restyler

J.-P. Minaudier en vagabondages (oups, prêté avant la photo!), sur jus de pamplemousse frais de Sicile

D’ovins en ovnis, voici un curieux objet littéraire et linguistique que nous offre là Jean-Pierre Minaudier, auteur de la Poésie du gérondif, un ouvrage qui, de par son titre, ne peut qu’attirer le chaland (non?). Mais quelle est donc cette minauderie grammaticale, allez-vous m’objecter, une ode futile au gérondif, une analyse hautement académique du gérondif en poésie, une épopée dont les verbes seraient tous au gérondif?

Non pas : l’ouvrage de ce collectionneur de grammaires de langues du monde entier (quelques milliers en agrémentent sa bibliothèque et probablement d’autres recoins inavoués de son appartement parisien), professeur de basque et traducteur de l’estonien vient surtout ici nous ouvrir nos horizons.

Je trouve l’espéranto hideux et grotesque avec son look de patois latin dégénéré (le volapük a déjà plus d’allure !)

[Et l’auteur de décliner le Notre Père en volapük et en espéranto pour nous le prouver ipso facto]

Ouvrir non pas Trados mais ses mirettes

J’ai beau en effet savoir qu’il existe 6 000 langues différentes sur cette planète, avoir appris trois mots de tchèque et de hongrois, entendu de l’arabe, de l’alsacien et de l’ukrainien dans ma rue, lu des poèmes de Joséphine Bacon et vu un documentaire (passionnant) sur l’eyak, je suis au quotidien, comme peut-être plusieurs d’entre vous, bornée à mes deux langues occidentales de travail : l’anglais et le français. Qui sont passionnantes et inépuisables de trésors, certes, mais… qu’il est rafraîchissant ET nécessaire de se rappeler qu’il existe d’une part, une richesse incroyable de langues dans ce monde, et d’autre part, des langues qui expriment la réalité d’une manière radicalement différente de la ou des nôtre(s), dans des catégories grammaticales pour le moins peu familières…

Nulle traduction dans une langue occidentale ne peut rendre compte des évidentiels [des formes verbales différentes selon la manière dont l’information est parvenue au locuteur, dans certaines langues d’Amazonie], à moins de s’alourdir monstrueusement d’incessantes périphrases du type « J’ai vu que… », « Il paraît que… » […].

Exotisme et exorcisme d’idées reçues

Bien sûr, il y a dans ce mince ouvrage le goût du pittoresque et de l’exotisme, voire de l’érotisme (mention spéciale à l’ergatif et à la position du Wackernagel) : l’auteur aime les records et les égrène sans vergogne, du record de colis loufoque contenant ladite grammaire jusqu’au record de consonnes ou encore d’accords grammaticaux (remporté haut la langue par le kayardil, idiome australien). On sent ici l’écueil arriver plein gaz : exotisme avez-vous dit? Liste de records? Ça sent l’ethnocentrisme de Guiness Book à plein nez!

Eh bien, croyez-le si vous le voulez, mais être attiré irrésistiblement par l’exotisme d’îles austronésiennes ou encore de contrées finno-ougriennes n’empêche pas l’auteur, qui plus est dans un humour et un suspens incomparable, de dénouer, démanteler, déranger quelques-unes des opinions les plus ancrées dans le discours ambiant.

Il est des langues qui ne distinguent pas le genre comme le mandarin, le japonais, le turc, le basque, l’estonien. En se mettant au français, certains Estoniens sont d’ailleurs agacés d’avoir à mémoriser toute cette information inutile […]; ils tendent spontanément à soupçonner les langues qui distinguent le masculin et le féminin d’inciter leurs locuteurs au sexisme. C’est évidemment naïf – chacun sait bien que le Français est un parangon inextricable de galanterie.

Le complexe de la langue simple

Exemple parmi tant d’autres : l’idée qu’une langue serait plus complexe que sa voisine. Prenons un exemple proche de nous : combien de fois n’ai-je entendu que le français est une langue difficile à apprendre comparée à l’anglais qui serait – finger in the nose –, une langue des plus aisées à maîtriser. Certes, point d’hésitation entre passé composé/imparfait dans la langue d’Emily Dickinson mais quid des prononciations irrégulières ou de la masse de vocabulaire? C’est d’ailleurs son argument : les langues possédant un système grammatical plus simple compensent par leur volume lexical. Difficile à démêler toutefois dans le cas des langues synthétiques comme beaucoup de langues autochtones, dans lesquelles un mot peut équivaloir à une phrase (possible point de discorde d’avec l’argument susnommé).

Sur le même thème, voici que l’auteur, téméraire s’il en faut, met directement son doigt dans l’œil de la supposée-ou-véritable simplification des langues et de leur déclin potentiel face à une uniformisation. Vous connaissez le discours dominant : 1) il y a déclin déplorable de la diversité des langues; 2) les langues tendent à se simplifier et à s’uniformiser. Comme l’agrée Omirbaev, réalisateur kazakhstanais, « l’humanité se dirige lentement vers une langue unique, probablement l’anglais ». Or si ce dernier – et, vous l’admettrez, une bonne partie du monde – adopte une position pessimiste à cet égard, notre linguiste, lui, saute à pieds joints dans l’opinion opposée, nous arrachant à nos plaintes avec des arguments plus ou moins puissants, mais qui à tout le moins ont le mérite de nous faire prendre quelque recul.

À la lecture de certaines grammaires, on a parfois l’impression que des peuplades qui s’ennuient ferme depuis trois millions d’années à garder les chèvres en contemplant les étoiles ont consacré une part notable de leur énergie à complexifier leurs idiomes afin que nul ne puisse les comprendre […]. 

Et d’autres papilles de réflexion

Loin de ne faire qu’étancher notre soif de curiosité à cou de caoutchouc, l’ouvrage nous fait donc réfléchir au sens concret du terme, parvenant même à éviter de nous faire loucher d’un extrême à l’autre. Bel écho en effet que ce livre aux idées de Barbara Cassin qui nous mettait déjà en garde contre le fait d’embrasser à pleine bouche l’hypothèse Sapir-Whorf : ce serait dire que nous ne pourrions nous comprendre les uns les autres, notamment entre langues très éloignées linguistiquement parlant. Ce serait aussi avancer que nos façons d’être et de penser sont gouvernées par la langue.

Somme toute, avalant goulûment et avec ultime délectation le langage junglesque de Jean-Pierre Minaudier, nous faisons doucement crapoter notre cervelle : avions-nous ainsi déjà pensé qu’une grammaire est concoctée par des êtres humains et qu’elle pourrait éventuellement contenir quelque subjectivité? Que les derniers locuteurs d’une langue à l’agonie puissent ne pas s’entendre du tout et faire ainsi mourir leur langue en toute et bonne conscience? (Oh, délicieuses anecdotes d’ethnologues se frottant à divers aléas linguistiques voire dentaires!) Que certaines langues ont le genre féminin par défaut? Que certaines catégories linguistiques (les impressifs japonais ou les évidentiels amazoniens) sont quasi-intraduisibles? Et j’en passe et des meilleures.

Dans certaines langues la qualité d’un texte littéraire, la richesse et la beauté d’un style reposent en bonne partie sur l’emploi d’un vocabulaire étendu, et dans d’autres, sur l’emploi d’une large gamme de moyens grammaticaux : autant dire qu’un texte traduit d’une langue du premier type risque d’avoir l’air plat, puisque la langue d’arrivée ne dispose pas des même ressources que la langue de départ, ce qui ne veut pas dire qu’elle en a moins. Pour que le résultat de son travail soit lisible, le traducteur doit donc s’atteler à restyler le texte dans la langue d’arrivée, selon le génie de celle-ci : toute traduction est un acte de création littéraire et pour le réussir il est vital d’avoir un sens aigu de la langue dans laquelle on traduit. 

Car des meilleures, il y en a, jusque dans les notes de bas de page qui, ô doux miracle des cieux, n’ont jamais été si exquises (parole, ce livre-là vous réconciliera avec toute note de bas de page, même en bon·ne traductaire que vous êtes)! Ce à quoi nous invite l’amateur « d’idiomes les plus improbables de la planète », c’est avant tout à « flâner sur d’autres chemins »; et si pour Jean de Salisbury « grammar is the cradle of all philosophy » (exergue de The Chicago Guide to Grammar), pour J.-P. Minaudier, elle est sans conteste le berceau de toute poésie.

Poésie du gérondif de Jean-Pierre Minaudier reparu en avril 2017 (première édition : mai 2014) aux éditions Le Tripode.

PS : Je ne pourrais achever cet article sans, de même, une petite pensée pour les éditions Gruyter et Mouton qui, si mon ignorance à leur égard est sans commune mesure, m’ont ravie récemment par la découverte d’un prochain ouvrage à paraître dont je n’arrive véritablement à percer le mystère de la langue de rédaction (français? Allemand? Anglais? Italien?)…

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