Traduire : créer l’équivalence

Souleymane Bachir Diagne sur tisane « 5 mouvements »

Sur la couverture, deux visages en symétrie, l’un à l’endroit, l’autre à l’envers, rejoints par la bouche : c’est un pendentif huungan en ivoire du Congo, nous renseigne la légende.

De la couverture au propos

Ici, le choix d’un objet d’art à l’origine culturelle facilement reconnaissable n’est pas anodin : l’auteur est Sénégalais et s’intéresse à la traduction dans un contexte africain – langues colonisées (multiples) d’Afrique, langues du colonisateur.

Il y a à gagner à « mettre en rapport » ces différentes visions du monde (plutôt qu’à les opposer), nous dit l’auteur, inscrivant sa référence à l’hypothèse de Sapir-Whorf et aux théories de Quine  (selon lesquelles chaque langue exprime une vision différente du monde, rendant la traduction impossible) dans un contexte davantage sociopolitique que strictement linguistique. Par comparaison, Umberto Eco use de ces mêmes références pour révéler dans Dire presque la même chose le mécanisme traducteur sur la page – « de monde à monde » et non de mot à mot, pour reprendre les termes de sa traductrice, Myriam Bouzaber.

Si l’approche décevra peut-être le lectorat traductaire en quête d’une exhibition d’exemples croustillants et révélateurs à proprement parler textuels, il n’en est pas moins intéressant de décentrer pour une fois son regard et d’observer la traduction par le prisme de cultures et langues non occidentales, dans leur rapport aux langues colonisatrices.

Un point de vue philosophique

Vous l’aurez senti, l’éloge de la traduction de Souleymane Bachir Diagne n’a rien à voir avec celui de Lori Saint-Martin. Certes, l’autrice québécoise s’intéresse exclusivement au domaine de la traduction littéraire en contexte canadien-français, mais là n’est pas le principal point de divergence. La principale différence réside en ce que Lori Saint-Martin parle en traductrice : elle défend concrètement la traduction en proposant des cas pratiques et en parlant de son expérience, lieux où s’invitent dans la page d’autres textes en traduction.

Souleymane Bachir Diagne, de son côté, évoque la traduction dans une perspective plus large, englobant jusqu’à la « migration » des œuvres d’art africaines entre Europe et Afrique ou encore la « traduction verticale » de la parole de Dieu en langues humaines.

Son propos se cisèle par les pensées des scientifiques dont il a passé une partie de sa vie d’universitaire à étudier (Derrida, Boole, Benveniste) ou par l’analyse de scènes de traduction de notre réservoir culturel, avec l’inattendue référence, par exemple, au film Premier contact de Denis Villeneuve (de l’anglais à une langue extra-terrestre) ou à celle peut-être plus attendue mais moins connue du « Sage de Bandiagara » de l’écrivain et traducteur Ahmadou Hampâté Bâ (d’une langue africaine au français).

Entre obscurité et reflets éblouissants

Si cette approche très théorique pourra paraître absconse au lectorat lambda qui n’aura pas forcément envie de relire quatre fois un même chapitre, éplucher Derrida et Boole ou encore fixer avec intensité, en clignant d’un œil puis de l’autre, le schéma du principe de Fermat pour comprendre toute la teneur du propos de Souleymane Bachir Diagne sur la traduction, on en appréciera toutefois son actualité.

L’universitaire a beau, en effet, faire référence à des gens bien morts ou perchés dans d’autres cieux (Dieu), il parle aussi de ce qui se passe ici et maintenant, ce qui a l’unique avantage d’offrir un ancrage à la philosophie du propos dans le réel. En témoignent sa discussion sur la restitution des œuvres d’art en 2017; sa critique de la pensée décolonialiste et de l’appropriation culturelle (tant qu’il y a respect de la culture, pourquoi s’en offusquer) ou, bien sûr, son analyse de l’affaire Amanda Gorman.

Chose curieuse : celle-ci vient en parfaite symétrie de celle de Lori Saint-Martin; l’une ouvrant le livre (notre ouvrage), l’autre le refermant. Pour les deux, il s’agit de rappeler que la traduction n’est pas qu’affaire de texte mais aussi rapports sociopolitiques de domination; ET que le battage médiatique autour du poème a finalement occulté les vraies questions de traduction. Mais là encore, quand l’un questionne plutôt l’absence de discours sur « qu’est-ce que faire l’expérience d’un poème » (une expérience solitaire, d’après Souleymane Bachir Diagne), l’autre évoque plutôt la dimension éthique de la traduction.

Dans l’un comme dans l’autre, en symétrie ou non, je ne pourrais que recommander ces différentes visions des beautés de la traduction, « la diversité même » pour Lori Saint-Martin, « la langue des langues » pour Souleymane Bachir Diagne.

***

De langue à langue : l’hospitalité de la traduction de Souleymane Bachir Diagne, paru en mars 2022 aux Éditions Albin Michel.

Aussi sur RFI, sur France Inter, Le Nouvel Observateur et le blogue de l’OTTIAQ.

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