Traduire l’oralité : aller jusqu’à la lettre (1)

UNE RENCONTRE AVEC LISA DUCASSE, autrice-compositrice-interprète et traductrice

(PREMIÈRE PARTIE)

Les mains de Lisa, Lishka curieuse et le recueil de Sarah Kay, une des premières traductions de Lisa Ducasse

Sur la place Édith Piaf ce 29 septembre, les pigeons ne roucoulent pas des non-regrets, mais l’ambiance chantante y est toute : nous y attendons Lisa Ducasse, une toute jeune autrice-compositrice-interprète découverte cet été au Festiv’Allier (43). En l’interrogeant lors de ce festival pour un article chanson, une conversation sur la traduction, de fil en aiguille, s’était tissée : c’est qu’avant d’être remarquée sur les réseaux pour son interprétation des « Vieux amants » de Brel en créole (une adaptation de son père écrivain, Michel Ducasse), la Mauricienne d’origine est autrice et traductrice. Une activité mise en suspens par sa « fulgulente » entrée en chanson; ainsi trouvera-t-on peu de ses publications, d’autant plus que l’autrice-compositrice-interprète se spécialise dans la poésie parlée – spoken word et adaptation de chansons –, ce qui laisse – vous l’avouerez – peu de traces à l’écrit. Deux mois après, en un joli jour de fin septembre (à deux doigts de cette journée internationale de la traduction bien sûr), nous la retrouvons dans ce beau coin de 20e parisien pour parler de « porosité des langues », de « l’écrit traduit pour être dit » et de ce qui fait « l’essence de la chanson française ». Oui, rien que ça.

Avant la chanson, tu traduis Sarah Kay, poétesse américaine connue pour ses performances orales. Peux-tu me raconter ta rencontre avec ses mots?

J’ai découvert sa poésie sur YouTube quand j’étais encore à l’île Maurice, en 2013-2014 : ses performances commençaient à être beaucoup plus diffusées. J’avais aussi fait un peu de slam à l’école, mais c’est plutôt regarder ses vidéos qui m’a mis le pied à l’étrier. De tous les auteurs que j’ai découverts, c’est celle dont les textes m’ont le plus touché. J’avais l’impression également que Sarah Kay était à l’avant-poste du mouvement du spoken word : elle a posé plein de choses stylistiquement, qui ont été reprises ensuite par d’autres. Ce côté-là, revenir à la source, m’intéressait.

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« Postcards » de Sarah Kay, poème issu de No Matter the Wreckage : « L’articulation est appuyée, les mots sont bien discernables, les effets de rythme sont plus subtils. […] Ces caractéristiques contribuent à créer une forme de complicité entre Kay et le public. [En traduction], il s’agit de potentialiser au sein de l’écrit la performance à venir. » (L. Ducasse)

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Spoken word, slam… quelle est la différence au juste? Il me semble que seul le slam a trouvé une expression en français, en tous cas en France. Or tu choisis l’anglais et le spoken word. Pourquoi?

Les deux pratiques ont des origines très différentes. Le slam est né d’un esprit de compétition, et même si les choses ont évolué, je trouve que cet aspect influence toujours l’écriture. Avec le slam, l’objectif est de convaincre les gens, d’être le plus percutant possible. Il y a un côté très démonstratif, plus rentre-dedans. Tu viens poser un truc. À côté, le spoken word fait davantage journal intime où il n’y a pas cet impératif de convaincre, de donner une note; c’est une parole plus douce. Peut-être que ce n’est qu’une idée que je me fais, mais j’ai l’impression que le spoken word est beaucoup plus en lien avec l’intime, non démonstratif, très imagé; en fait plus proche peut-être de la poésie écrite, avec un travail sur la langue et la musicalité.

Ses inflexions de voix, ses façons de poser les mots et de raconter une histoire par ce biais, les silences, la création des images… Tout ce « système » était beau.

Et au niveau du travail sur la langue, justement, qu’est-ce qui t’a plu chez cette autrice?

Je pense que ce ne sont pas tant les sujets qu’elle aborde que sa façon de les dire. Ses inflexions de voix, ses façons de poser les mots et de raconter une histoire par ce biais, les silences, la création des images… Tout ce « système » était beau. Je découvrais en quelque sorte une nouvelle façon d’écrire; j’entendais une voix différente, et pour le coup une vraie voix! De manière plus concrète, j’aime aussi sa manière de tenir les images, à savoir que l’image va filer tout le texte, et trouver sa résolution en fin de texte. Le pouvoir de ses textes repose en effet beaucoup sur la fin, où il y aura un écho, mais légèrement modifié; une sorte de boucle qui aura légèrement changé de trajectoire. Si je fais le lien avec la chanson, c’est comme revenir à un refrain ou à un thème d’une chanson. On est laissé avec quelque chose de vibrant, qui n’est pas inerte.

Début tout aussi vibrant de « Postcards/Cartes postales » de Sarah Kay/Lisa Ducasse (grossir la page Web pour lire)

En 2015, tu quittes l’Île Maurice et tu t’installes à Paris et pratiques donc toi-même le spoken word dans les sous-sols parisiens « un peu comme le Cercle des poètes disparus », pour reprendre tes mots…

Oui; j’ai aussi beaucoup lu la beat generation quand je suis arrivée à Paris. La première fois que j’ai lu Howl d’Allan Ginsberg, par exemple, ça a été un véritable éclair… mais pas du tout fulgurant : j’ai eu beaucoup de mal à rentrer dedans. Et c’est quand je l’ai lu à voix haute que c’est venu : il y avait un truc! J’ai compris a posteriori que la métrique de chaque phrase était calée sur ce que lui arrivait à dire en une respiration. Cette découverte m’a aussi fait comprendre que oui, on peut écrire comme ça, sans structure particulière autre que le souffle.

Parmi [l]es caractéristiques [de la poésie orale], figureraient la répétition, l’anaphore, le parallélisme et une diction familière (expressions du langage familier, proverbes, traits dialectaux et idiomatiques, expressions argotiques).

Martina Pfeiler, citée par Lisa Ducasse (notre traduction).

Mais il s’agit finalement d’un recueil écrit que tu as traduit. Peux-tu m’en dire plus sur ces textes de Sarah Kay?

Il s’agit de la traduction de No matter the wreckage. C’est en fait la traduction d’une partie du recueil seulement, que j’ai faite dans le cadre du mémoire de mon M1 [première année de maîtrise]. J’en ai traduit dix textes, dont on trouve pour tous – sauf un – la version performance sur Internet. [L’ouvrage, qui est le deuxième de l’autrice, comporte 61 poèmes en tout. Il est publié dans sa version originale aux éditions Button Poetry]. J’ai pu assister à l’époque à une lecture de Sarah Kay, dans une librairie à Boston. Elle sortait enfin un livre, une édition spéciale avec des illustrations. Mais je n’avais pas commencé à traduire à ce moment-là.

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Performance de « Ghostship » à New York en 2014.
« Les éléments de la gestuelle, du rythme ou de l’intonation contribuent de façon active à créer un lien avec le public ou à la compréhension du texte, [éléments qu’il est] important de reproduire dans la traduction/performance. »
Extrait de « Ghostship/Bateau-fantôme »
« On passe à une dimension sérieuse lorsque le texte passe de l’anecdotique au général, du passé au présent. Cette transition s’accompagne par un changement de registre et un ralentissement général. Ce mouvement du léger vers le grave est typique du spoken word, et très efficace pour créer l’empathie. »

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Lors de notre dernière rencontre, tu disais que « traduire un texte écrit pour être lu est compliqué mais fascinant » et que cela « en apprend beaucoup sur la manière dont les sons créent des images ». Aurais-tu quelques exemples concrets, par rapport à ta traduction de Sarah Kay précisément?

Difficile de reprendre des exemples précis, mais je peux dire que de manière générale, la linguistique et la phonétique m’ont beaucoup servi – à comprendre les familles de lettres, à créer les équivalences, à trouver la transposition là où des sons créent du sens. Je pense par exemple aux traits articulatoires des lettres : dans les deux langues, il y a des lettres qu’on dit occlusives, d’autres constrictives. Ces sons créent les mêmes effets : les occlusives sont plus dures, par exemple. Ensuite, si on peut conserver la même lettre, la question est de savoir si l’on a assez de mots en réserve contenant cette lettre et qui expriment le même sens que dans la langue source.

Sur Sarah Kay précisément, sa façon d’écrire est très imagée, très lente : les images sont créées sur la durée, elles reviennent, comme des échos. Cette caractéristique vient aussi de l’oral : comme c’est un texte fait pour être entendu, il faut aussi le temps que le « lecteur » puisse assimiler ce qu’il entend. Comme on ne peut pas revenir sur le texte, il faut prendre le temps dans la façon de dire, laisser l’espace pour que les images – plus que la compréhension à vrai dire – puissent se développer.

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Extrait de « B/B» de Sarah Kay/Lisa Ducasse : transmission du sens ET du son! Remarquons aussi ce qu’on pourrait voir ici comme un ajout (jeu de mots mines-explosifs/mines de crayons), compensation de jeux de mots présents en début de poème.

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Et de l’oral à l’écrit, il doit y avoir encore d’autres questions…

Oui, par exemple, j’ai gardé pour la majeure partie du temps les passages à la ligne. C’est un élément qui a été très réfléchi par Sarah Kay : elle a longtemps rechigné à voir son texte écrit et imprimé, parce que sa poésie n’était selon elle pas faite pour avoir cette forme-là. Lorsque je change ces passages, c’est qu’il fallait d’après moi un temps d’absorption de l’image. Ces textes restent pour être dits, même écrits.

Chaque mot est une boîte qu’il faut ouvrir pour voir tout ce qu’il y a à l’intérieur. Or il sera forcément impossible […] de tout conserver. Il y a donc forcément des choix. Ce choix revient à se demander : qu’est-ce qui, si je l’enlève, fait que le texte n’est plus le même texte?

On parle enfin beaucoup de fidélité en traduction. Umberto Eco la définit comme « l’aptitude à négocier à chaque instant la solution qui nous semble la plus juste (après avoir identifié ce qu’est pour nous le sens profond du texte, interprété avec une complicité passionnée) ». Cette définition te parle-t-elle, notamment en rapport avec ton travail sur Sarah Kay?

Tout à fait. Identifier le sens, par exemple, c’est, quand on regarde un texte, voir tout ce qui le compose : à la fois la structure, les rimes, la métrique, les images utilisées, les jeux de sons, les références. Chaque mot est une boîte qu’il faut ouvrir pour voir ce qu’il y a à l’intérieur. Chaque mot a un pouvoir d’évocation. Or il sera forcément impossible de tout traduire et de tout conserver. Il y a donc forcément des choix. Ce choix revient à se demander : qu’est-ce qui, si je l’enlève, fait que le texte n’est plus le même texte? J’ai par exemple traduit un recueil de poèmes de mon père rempli de jeux de mots, des jeux de mots pas forcément drôles, mais des jeux de mots très intellectuels, au sujet du passé colonial de l’Île Maurice. Rien que le titre parfois – Île va sang dire – est un véritable casse-tête! Mais il faut se demander derrière ce jeu de mots « qu’est-ce que ça dit », revenir à une sorte d’essence du sens. Et traduire le jeu de mot avec éventuellement un équivalent dans la langue cible. Ou bien déplacer des éléments dans le texte. Dans « Jardin d’hiver » d’Henri Salvador que j’ai traduit vers l’anglais, j’ai utilisé ce procédé où j’ai condensé ce que lui disait en deux vers, en un vers. C’est un travail d’imbrication qu’il faut parfois se permettre, sinon on n’y arrive pas. C’est aussi un travail d’écriture, de création. Il faut s’octroyer cette liberté-là, quitte à y revenir après et à resserrer la traduction. Quand je commence à traduire, je vais donc d’abord effectuer une première traduction qui sera littérale. Ce n’est pas la vraie traduction, mais je sais au moins que j’ai le sens. Ensuite vient un travail de réécriture où l’on va négocier les différents éléments selon ce qui est le plus important.

Le traducteur lui-même serait un poète, favorisant l’existence d’une sorte de dialogue entre les deux versions [le poème et sa traduction].


Toutes les citations — de Lisa Ducasse et des traductologues — sont issues soit des entrevues réalisées avec la chanteuse, soit de son mémoire de maîtrise.

Lisa Ducasse est entre autres l’autrice de Midnight sunburn & 17 footsteps, vilaz metis, 2017; et la traductrice de Tigann, la traversée d’une femme à contrevent, atelier des nomades, 2022.

ET TRADUIRE LA CHANSON??

AFFAIRE À SUIVRE EN DEUXIÈME PARTIE…

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