Traduire, pourquoi?

Mireille Gansel, à 1 580 m d’altitude, sur eau de source non contrôlée

Pourquoi traduis-je? Ce livre-là, c’est d’abord ça : questionner l’intime; explorer le chemin qui mène quelqu’un à traduire. Et remettre en question, peut-être, qui ou comment on traduit.

C’est en tout cas ce à quoi je pense, à lire la venue aux mots de la traductrice Mireille Gansel, traductrice de poésie, de l’allemand et du vietnamien vers le français.

Traduire la langue natale

Oui, de l’allemand et du vietnamien. Grand écart linguistique? Jeune fille douée en langues? Père allemand, mère vietnamienne? (mais le français alors?) Comment peut-on passer de Reine Kunze, écrivain allemand, à Chế Lan Viên, poète vietnamien, en l’espace d’un peu de temps certes, mais tout de même en semblant jouer à saute-mouton d’espace-temps en espace-temps?!

C’est justement ce que nous narre la traductrice, grandie dans une famille franco-hongroise d’origine juive à l’heure du communisme et de l’après-Seconde Guerre mondiale, puis aux brutaux échos de la guerre du Vietnam. La traduction n’est ici pas motivée par un amour des mots, par la volonté d’une carrière internationale, par la fougue du voyage (que pourrais-je trouver encore comme raison de prendre à cœur le métier de traductaire? Quel déclic vous a fait venir à la chose, vous-même?), mais par la curiosité de l’écart entre les langues, par l’enrichissement de sa propre langue par une autre, par la manière dont une langue est intimement liée à l’être et à l’Histoire.

L’on sent au fil de ces brefs chapitres, de l’épure de phrases courtes, de l’averbal, de l’épiphore qui berce, du détail qui nous rend à l’image, que traduire est une question de comprendre d’où l’on vient, qui l’on est, dans quel monde l’on vit. L’on sent qu’il y a un lien entre traduire le poète vietnamien Tô ́ Hữu, dont certains de ses écrits furent rédigés en prison sur des feuilles de bananier, et traduire Nelly Sachs, poétesse juive de langue allemande qui dut fuir le nazisme en Suède.

N’en déplaise à Barbara Cassin, à Souleymane Bachir Diagne ou à Lori Saint-Martin qui analysent la chose d’un œil abstrait ou pragmatique, c’est peut-être bien ici le meilleur éloge de la traduction que l’on puisse faire : le traduire qui vient créer du lien, qui vient faire connaitre la langue de ceux et celles qu’on essaye de réduire au silence. Peut-être enfin est-ce bien le premier ouvrage lu qui mentionne l’échange et non la traduction à sens unique : des poètes vietnamiens traduits en français; des poètes français – magnifique rencontre avec René Char – traduits en vietnamien.

Dans sa préface déjà [l’écrivain Nguyễn Khắc Viện] formulait le principe de traduction qui allait inaugurer mon apprentissage dans ce tout nouveau contexte : « Rester fidèle, c’est d’abord chercher à recréer cette humanité, cette universalité de l’œuvre. »

De l’intime au travail du traductaire

Pour autant, jamais Mireille Gansel n’entre à cœur ouvert dans le politique ni ne tombe dans du trop-personnel : ce dont elle parle, c’est du travail des mots, de ce long et lent travail pour faire sonner les mots dans l’autre langue, de manière juste, sans exoticiser.

On y lit ainsi, de manière très concrète, sa méthode face à la traduction de certains poèmes, par l’usage de plusieurs strates de lecture (les quatre cahiers pour Nelly Sachs), ou de traduction (les deux lignes pour Xuân Diệu). On y lit aussi la question de la retraduction, du poids d’un mot qui passe, au fil des années et de son expérience, d’un équivalent à un autre. On y lit enfin son phénoménal apprentissage de la langue vietnamienne pour être à même de traduire, non pas à l’aide d’une méthode Assimil, mais de toute une panoplie d’enseignants – ou de guides préférais-je dire, et aussi et bien sûr de l’épreuve du lieu.

Ces mois, ces années de travail de traduction auprès de Nguyễn Khắc Viện sur le terrain même de cette culture, de cette réalité tout autres m’avaient appris une distance critique, un discernement par rapport à un courant, une tradition qui privilégiaient une approche exotique où, selon ses propres termes, « la bizarrerie, l’étrangeté l’emportent sur l’humain, où phénix et dragons cachent les hommes […]. C’est le propre de l’exotisme de susciter simplement une impression d’étrangeté, sans être à même de communiquer les émotions, les sentiments profonds qui animent une œuvre ».

Traduire le lieu

À l’heure bien sonnée du télétravail, il y a de fortes chances pour que les textes à traduire sur votre bureau proviennent d’un autre lieu que celui dont vous respirez l’air. Moi-même, j’ai la tête au Canada et les pieds dans les Hautes-Alpes. Mais n’y a-t-il pas à un moment donné une connaissance tangible de la langue et de la culture que vous traduisez? Je me souviens avoir répondu dans l’entrevue avec François Lavallée sur la traduction de Seasons d’Ellen Meloy qu’il y avait « quelque chose de physique dans le choix d’une traduction »; et je pensais ici à la rencontre avec le texte qui est souvent bien plus (ou tout du moins bien autre chose) qu’une recherche Internet. Je sens chez Mireille Gansel cette même importance du lieu : elle est allée à Berlin; elle est allée à Hanoï; elle est allée dans de lointaines vallées suisses. À chaque fois, pour mieux traduire. Elle a travaillé avec des ethnologues; elle a travaillé avec des musées. Chez d’autres, ce côté physique se manifeste par des expériences formatrices de jeunesse ou l’ouverture fiévreuse et trépidante d’un parapluie (Nicolas Richard). Un ami me disait encore comment il avait passé du temps dans le bistro où l’écrivain qu’il traduisait avait ses habitudes, pour s’imprégner (joignons l’utile à l’agréable) de…. de quoi au juste? De tout un univers sûrement… C’est comme cela que je prends et comprends le titre : traduire comme transhumer, c’est-à-dire, comme l’explique le préfacier, avoir « l’expérience et la connaissance maîtrisée de deux territoires en tous points différents, mais rendus complémentaires […] », un lien entre traduction et territoire que la traductrice tisse tout au long de son récit et qui, pour ma part, se fraye un chemin très proche de ma propre expérience.

Seuls peut-être quelques points de vue ou silences romantiques émaillant le récit (l’idée d’une pureté des langues, la métaphore même de la transhumance à l’heure où nos chers ovins se déplacent par camions – mais oui, tel n’est pas le propos, je le sais bien) me laisseront dans ce récit à la marge de ses dires. Sous sa houlette, on se laisse ainsi à penser à ses propres langues natales et apprises; à comment l’on choisit ce que l’on traduit; aux liens que l’on crée – mine de rien.

Un français dont il m’apprit ainsi à retracer la topographie des termes en tenant compte des variations de leur emploi selon les contextes géographiques et les usages locaux. Ainsi, par exemple, le mot « maison » en Bas-Valais, signifiant « cuisine »… Et le mot « chalet » en Suisse francophone renvoyant à une tout autre réalité sociale et culturelle que le même mot en Savoie…      

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Traduire comme transhumer de Mireille Gansel, reparu en mai 2022 aux éditions La Coopérative (première publication aux éditions Calligramme en 2012).

Mireille Gansel fut de visite à Montréal le 6 octobre 2022 : c’est bien bêêête, j’en aurais profité pour l’annoncer si je n’avais point lu son livre… en décembre!

Et pour en savoir plus d’une autre manière, lisez cette critique ou encore celle-ci!

Et pour conclure ce propos laineux : Transhumance de pré à pré, Alpes-de-Haute-Provence

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