Les anglicismes. Un beau marronnier certes — comme la traduction automatique de nos jours — mais comme l’on n’en finit pas (soi-même et entre copains francophones) de se lancer des châtaignes à ce propos, ce ne sont pas les nouveaux développements qui manquent. Du reste, cela nous permet d’aborder l’intéressante différence d’approches entre le Québec et la France qui reste à ma surprise souvent méconnue des langagiers (chauds les marrons!). Enfin, il s’agit d’un réel enjeu dans l’enseignement du français langue seconde ET de la traduction, ce que nous évoquerons un peu plus loin.
De surcroît, comme l’indique très justement Cécile Planchon dans sa thèse, « si le débat autour des anglicismes continue de faire rage aujourd’hui, c’est qu’il s’alimente forcément d’une réalité ancrée dans le quotidien, qui évolue avec le temps et les changements sociaux. »
Ainsi Laetitia Véron sortait cette petite chronique délicieuse quoique succincte pas plus tard que le 20 avril dernier (2022) : « Comment éviter les anglicismes? » Mais encore faudrait-il savoir ce que c’est, un anglicisme.
UNE DÉFINITION
Malheureusement, c’est là que le bât blesse : produire une définition simple et univoque n’est pas de tout repos. Pour deux raisons : d’une part, la langue évolue — par essence elle emprunte à d’autres langues, dont l’anglais; d’autre part, dans le concept d’anglicisme repose une idée de jugement et donc de subjectivité.
Cécile Planchon ci-dessus mentionnée débute ainsi son étude statistique par l’histoire des relations entre monde anglophone et francophone (une des raisons pour lesquelles nous ne nous offusquons pas contre les italianismes), par des définitions et un passage en revue des études statistiques antérieures.
Dans le cadre de cet article et parce qu’il me semble qu’il s’agit de l’acception la plus répandue, j’ai adopté la définition suivante : un anglicisme est un emprunt à la langue anglaise non désiré, perçu comme dommageable (ou moche) (ou les deux), bref critiqué. Il y aura donc les emprunts nécessaires et les emprunts de luxe ou l’anglicisme, pour reprendre la distinction du Multidictionnaire.
Ce qui est ou n’est pas un anglicisme change par conséquent selon l’époque et le lieu : certains termes vont se faire accepter, d’autres rejeter — au gré de nos usages. Prenons par exemple, dans l’Hexagone, « faire du jogging » devenu désormais « faire du running » (d’anglicisme en anglicisme…). Ou encore, comme évoqué dans la chronique de France Inter, « le survêtement de jogging » en France se dit « training » en Belgique. Des termes, par ailleurs, qui ne sont pas employés tels quels en anglais!
Car l’emprunt n’est en effet pas unique mais multiple. Il peut être :
- phonétique
- syntaxique
- lexical
Dans cette dernière catégorie, on distingue les emprunts intégraux, les emprunts hybrides, les faux emprunts (jogging, training, pressing, snacking) et les calques morphologiques et sémantiques. Et là aussi notons que cette typologie (reprise de la terminologue Mme Aline Francoeur) n’en est qu’une parmi bien d’autres.
UN PHÉNOMÈNE QUI NE DATE PAS D’HIER
Je lisais l’autre jour Nana de Zola, dans lequel on trouve à plusieurs reprises des emprunts directs à l’anglais avec ou sans italiques, en particulier à mi-chemin, lors de la scène des courses de chevaux. S’y succèdent un outsider, des four-in-hand, des dog carts, des mail coaches, et puis un tipster, un bookmaker et encore un paddock. Influence bien sûr british, où s’affrontent, comme de par hasard, des jockey anglais et français. Une présence d’emprunts tout à fait acceptable dans le bouquin, puisqu’ils participent d’une ambiance, d’une époque et d’un certain milieu.
L’action se déroule juste avant l’invasion des Prussiens en 1870, au XIXe siècle donc, mais les échanges — et les différends — entre l’Angleterre et la France remontent à bien plus loin dans le temps (Moyen-Âge si mes souvenirs sont bons), il n’est donc pas étonnant de voir que les langues s’influencent l’une l’autre, et de plus en plus à mesure que le monde s’ouvre grâce aux nouveaux modes de locomotion réduisant petit à petit les distances. C’est dès le milieu du XVIIe siècle à vrai dire, que « la courbe d’emprunts de l’anglais vers le français augmente de 200 % alors qu’elle diminue de 75 % dans le sens inverse » (Hagège cité par Planchon, p.16).
Le phénomène qui a changé est donc moins l’emprunt à l’anglais que notre tolérance vis-à-vis de ce dernier, en raison tout simplement de son omniprésence permise par ce « rapetissement du monde » (via transports physiques et virtuels).
Cette lutte contre l’anglicisme, en France, remonte aux années 1960 avec la figure de René Étiemble (Planchon, p. 2). Quant au Québec, on pourrait dire que celle-ci est présente depuis que francophones et anglophones débarquent sur le territoire canadien, au XVIe siècle. Mais ce n’est qu’à partir de la publication des ouvrages de l’abbé Thomas Maguire dans les années 1850 que ce débat s’y cristallise, un siècle plus tôt qu’en France (Planchon, p. 28-29).
OÙ Y A-T-IL LE PLUS D’ANGLICISMES : FRANCE OU QUÉBEC?
Quand je suis au Québec, j’entends régulièrement des choses comme « ah, jamais je pourrais travailler en France, ils sont envahis par les anglicismes! ».
Quand je suis en France, j’entends régulièrement des choses comme « ahah, ils nous font bien rire les Québécois avec leurs expressions littérales comme “prendre une marche” [qui signifie grosso modo se cogner le tibia contre une marche d’escalier pour le Français moyen] ».
En réalité, les anglicismes existent approximativement à parts égales des deux côtés de l’Atlantique, comme en témoigne l’étude parallèle FR/QC de la presse écrite réalisée par Cécile Planchon. Certes, cette étude date un peu (corpus étudié : 2000-2015); cependant, la principale différence entre Québec et France ne semble résider non pas dans le volume mais dans le type d’anglicismes. Lors du colloque de Magog en 1991, on remarque d’ailleurs « une quasi-absence de recoupement entre les anglicismes utilisés au Québec et ceux utilisés en France » (Planchon, p.131).
EN FRANCE : on aime les emprunts lexicaux. Intégraux (le weekend, un steak, une newsletter, un burger, des nugget,…), hybrides (verbes : checker, googler, podcaster; le dopage;…) et faux emprunts (un Drive, un brushing, un snacking…) ; on les prend tous (ou presque), parce que ça fait cool, ça a un effet un peu mystérieux et exotique, ce qui n’est pas pour nous déplaire.
AU QUÉBEC : on voit beaucoup plus d’emprunts syntaxiques (prendre une marche, les prochaines trois semaines…) et phonétiques (une balloune, du beurre de pinotte…), et beaucoup moins d’emprunts lexicaux — tout du moins dans la langue écrite. En effet, ces derniers sentent bien trop l’anglais qui, au Canada, n’est pas vraiment perçue comme une langue exotique.
Ce qu’il y a d’intéressant est que la presse tend à alimenter ce conflit entre celui qui aura le moins d’anglicismes et celui qui se sera laissé aller à la tentation. La Presse, notamment, s’en donne à cœur joie, relayant la moindre nouvelle montrant que les anglicismes progressent plus ailleurs qu’au Québec. Côté hexagonal, c’est Le Figaro qui s’amuse à nous rappeler régulièrement à l’ordre dans des articles plus ou moins pertinents.
Notons néanmoins une des conclusions de l’étude de Cécile Planchon (qui ravira les Québécois et) qui semble corroborée par « ce qui saute aux yeux et aux oreilles » aujourd’hui, à savoir une augmentation du nombre d’anglicismes dans l’espace public : si les deux médias québécois examinés, Le Devoir et La Presse, enregistrent globalement une baisse dans l’usage des emprunts AVEC équivalents (les anglicismes critiqués, car « de luxe »), en France en revanche, Le Monde et Le Parisien en montraient une nette augmentation (Planchon, p.183). Serait-il temps de réformer la loi Toubon?
Pour une présentation succincte et visuelle (et de beaux exemples d’emprunts intégraux qui feront frémir tout amoureux de la langue française), voici ci-dessous la présentation que j’avais effectuée à l’hiver 2020 pour une des rencontres virtuelles mensuelles de Réviseurs Canada. Je conseille d’y lire les amorces de discussion en fin, qui donnent une belle palette des différents enjeux autour de ce sujet.
UN ENJEU POUR L’ENSEIGNEMENT DU FLS
Outre ces petites batailles entre voisins, la question des anglicismes s’invite aussi en classe de français langue seconde.
Elle est d’abord une mine d’or pour provoquer des discussions sur la langue, quelle que soit la culture d’origine de l’élève. Mais, premier enjeu : le faire de manière éclairée, avec une solide connaissance des influences linguistiques entre monde anglophone et francophone et de la typologie des emprunts. Sinon, il y a fort à parier que l’on véhicule quelques fausses idées et clichés (que l’on retrouvera d’ailleurs dans les médias). Ce type de ressource, par exemple, me laisse sceptique, car elle pourrait être très bien comme très mal utilisée!
Par ailleurs, en classe de FLS pour des anglophones vivant en milieu bilingue (comme au Canada, exemple pris tout à fait au hasard), la question se corse, car on se retrouve bien souvent coincés entre norme et usage. Exemple typique tiré de mon cours à l’Alliance française de Moncton : « éventuellement » est largement employé, dans la conversation et la presse, dans le même sens que l’anglais (finalement); mais est encore employé dans son sens français dans la langue « instruite » (selon les circonstances). En tant qu’enseignant, il est alors nécessaire de se positionner. En général, j’explique le phénomène et la concurrence des deux mots; puis selon l’objectif de l’élève (examen?, études supérieures?, être capable de se débrouiller au quotidien?), j’insisterai pour l’emploi de l’un ou je laisserai le champ libre tout en resensibilisant de temps à autre à ce phénomène.
Autre enjeu dans ce même contexte : l’enseignement des faux-amis. Difficile en effet d’enseigner d’entrée de jeu que « identify » n’est pas tout à fait égal à « identifier » : l’essence de l’enseignement après tout est de simplifier, de rendre accessible une matière compliquée. Cependant, je suis d’avis qu’il faut le faire (mais à un niveau plus avancé, à partir de B1), ces élèves étant des futurs locuteurs et passeurs de la langue.
UN ENJEU DE TRADUCTION FR<>EN
Après (ou avant) l’enseignement, l’anglicisme est bien sûr au cœur de la traduction, puisque son but (et celui de la terminologie) est de trouver un équivalent en langue cible. Côté France comme Québec, des commissions de terminologie œuvrent à enrichir et à trouver des équivalents qui posent problème…avec plus ou moins de succès certes (voir chronique de Laetitia Véron qui, au passage, ne parle pas de France Terme).
Certains linguistes (Jespersen, Deroy) placent d’ailleurs les traductaires comme premiers diffuseurs d’anglicismes (Planchon, p.51). D’après moi, les traductaires d’aujourd’hui sont assez sensibilisés à ces problèmes d’interférence pour savoir arriver à une langue cible idiomatique et éviter de peupler leur texte de calques. C’est leur métier après tout. Ce genre de critique serait peut-être plutôt imputable de nos jours à la traduction automatique non ou mal révisée faute de délais suffisants.
Autre enjeu ceci dit (beaucoup plus fun :D) dont on parle peu car de moindre importance : la traduction des anglicismes du FR>EN. La question se pose surtout pour les faux emprunts qui, comme l’indique leur nom, ne sont pas utilisés en anglais de la manière dont on les emploie en français.
Illustrons ceci par un exemple trouvé sur le groupe Facebook « Pet peeves & bêtes noires des traductaires FR<>EN » :
Autre exemple sympathique trouvé sur ce même groupe : « Le must » (publication du 18 avril).
Dans l’autre sens (EN>FR fr) et dans des domaines où le langage oral a une forte présence (sur Internet notamment), une autre problématique se dégage : celle de devoir peut-être employer des emprunts hybrides pour « fitter » avec le ton. Ainsi, en français et dans de nombreuses autres langues (allemand, tchèque,…), on n’hésite pas à piquer des verbes anglais et à les adapter à la morphologie de notre langue à tout va : liker, follower, uploader, etc.
CONTINUER À SE LANCER DES CHÂTAIGNES?
Bref, on n’a pas fini de brasser des feuilles de marronnier vu que l’anglais (l’américain) n’est pas prêt de passer au second plan d’ici demain. Si certains s’attaquent au sujet en le ridiculisant comme l’égérie du Petit Robert, peut-être pouvons-nous penser à d’autres moyens plus positifs :
- adopter une stratégie linguistique nationale visant à réduire l’utilisation des anglicismes lorsqu’ils ont un équivalent en français;
- développer la néologie et la création d’équivalents;
- sensibiliser le public apprenant en classe de FLS à cette problématique;
- conserver notre vigilance en tant que traductaires et rendre visible l’importance de la traduction.
En somme, comme le soulignent Klein, Lienart et Ostyn en 1997, il s’agirait plutôt que de faire la guerre aux anglicismes, de « s’intéresser à l’avenir du français comme véhicule de la culture et de la technologie » et de développer nos richesses linguistiques en exploitant, entre autres, emprunts et néologie.
Enrichissement ou appauvrissement de la langue française, donc ?
Cela dépend, et c’est comme pour beaucoup de choses, il y a à prendre et à laisser.
Excellent article. Merci beaucoup !
Merci Marie-Anne pour ce commentaire! Comme je le disais sur Discord, je pense que l’emprunt sera un enrichissement s’il ne provient pas de la même langue tout le temps et qu’il sert principalement à désigner une réalité absente dans la langue cible. Le problème avec l’emprunt à l’anglais, c’est qu’il est de nos jours fait en masse. Il serait intéressant de comparer l’attitude des autres pays (des autres langues) vis-à-vis des emprunts à l’anglais. Le youtubeur Linguisticae évoque brièvement la situation de l’Islande dans sa dernière vidéo; cela mériterait d’être exploré.