Le couple réviseur-révisé

Être réviseur dans les années 1970

Réjean Ducharme est surtout connu pour son roman remueur de tripes L’avalée des avalées. Personnellement, j’ai un petit faible pour L’hiver de force, récit dans lequel on suit les errances de deux jeunes réviseurs pigistes à Montréal (entre autres). Derrière un humour décapant, ce sont aussi des réalités du métier fort bien décrites ou tout du moins critiques. Car si l’action se passe dans les années 1970, certaines choses n’ont pas changé : les délais serrés, la question du tarif, le manque de communication parfois entre les différents acteurs du texte (ici rédacteur/réviseur).

Un métier d’équipe

Comme le pointait très justement Dominique Bohbot dans sa formation « Le couple réviseur/révisé » (OTTIAQ), peu d’employeurs mettent en effet de l’avant les qualités relationnelles à avoir dans ces métiers. Or, la qualité d’un texte passe aussi par là! (Ne suivez donc pas trop l’exemple ci-dessous :-D).

La relativité des règles typographiques

Dernier élément d’intérêt : la typographie de l’édition de ce texte publié chez Gallimard. Vous remarquerez ainsi l’espace avant le point d’interrogation ou d’exclamation, de mise en français européen; les montants en dollars à l’anglaise; et encore, le peu de virgules (le fait de l’auteur? Du correcteur? Des deux?).

Marcella nous téléphone pour qu’on vienne de toute urgence tout de suite corriger les épreuves d’une prise de position du Syndicat national des S.R.D. et des V.G.L. On la connaît, la Marcella. C’est toujours de toute urgence tout de suite avec elle. On répond on vient on coure on vole. Mais on pense on va t’en faire des toute urgence tout de suite mon hostie d’énergumène. Hé ! C’est pas allable. […]

L’Imprimerie Mondiale est notre meilleur client. C’est-à-dire que quand Marcella n’a pas besoin de son petit extra c’est par nous qu’elle fait corriger Le réveil de Montréal-Nord. Les fois que c’est elle on sort $ 0.10 puis on l’achète. Pour voir comment c’est effrayant comme c’est épouvantable la job qu’elle a faite. Ce n’est pas mêlant : elle laisse plus de fautes que de texte. Des C cédille sans cédille. Des majuscules partout. Des virgules entre les articles et les substantifs. Une pléthore de pléonasmes superlatifs vicieux. On a un fonne noir. On jouit comme des cochons.

À la Mondiale, ils fourrent les correcteurs dans le coqueron (pas plus grand que la table qui le meuble) où les employés prennent leur lunch et leurs coffee-breaks : PRIVÉ—SALLE DE REPOS DU PERSONNEL. On travaille dans le bran de pain, les visques de Coke et les relents des poubelles bourrées de cœur de pomme, d’os de poulets mal rongés, de croûtons de pizza pleins, d’empreintes de dents. Quand c’est l’heure du lunch ou du coffee-break, on ramasse nos petits puis on décolle : PRIORITÉ – YIELD.

Les mots de la prise de position des S.R.D et des V.G.L. sont presque parfaits. Les écrivains des syndicats sont des professionnels; huit heures par jour cinq jours par semaine ; ils connaissent leur orthographe : ils ne font que des fautes de bon sens. J’en frappe une monumentale : le tandem Pelletier-Trudeau-Marchand. Pourquoi pas le quintette ? Pas de raisons de se priver ! Fuck ! Nicole n’a jamais tant ri depuis la fois qu’elle est tombée sur son premier baptême de l’air. On n’ose pas communiquer notre perle au malotru qui corrige en face de nous Parlons Sports. On a trop peur qu’il ne saisisse pas l’astuce. On louche sur des épreuves de temps en temps pour jouir de combien qu’il les cochonne. Un enfant nonchalant verrait à vol d’oiseau les fautes qu’il laisse passer avec ardeur et application. Les sports et les potins artistiques sont rédigés par une bande d’épais et corrigés par une bande d’ignorants, ce qui fait que les lecteurs deviennent une bande crétins. C’est bien connu ! C’est répugnant !

Notre tarif c’est $ 0.25 la page de livre, $ 1 la page de journal. Les pages tout en images comptent; ce n’est pas de notre faute s’ils manquent d’imagination. Il n’y a pas d’images dans les œuvres syndicales. Au contraire, c’est plein de tableaux statistiques. Ça nous donne des véritables surcroîts de travail. Il faut avoir recours à des délicates techniques de contre-vérification. Quand il y a des mises en pourcentages, des additions, des multiplications, tout ça, il faut refaire les calculs. Ils se trompent souvent. On est contents quand on trouve une erreur. Ils sont contents qu’on prenne ça au sérieux tant que ça. (Ils pensent qu’on veut les aider ; on veut juste se payer leur tête.).

C’est $ 0.25 et puis c’est tout. Quand le gars dit : « Hé ! mes pages, elles sont minuscules, moi, bon ! », on lui répond du tic au tac : « Hé ! ça t’apprendra à réfléchir avant de choisir un format qui augmente le nombre des pages pour fourrer le public ! ».

« Écoute ça une minute, cher ! » s’écrit Nicole brusquement. Mais elle rit trop, elle n’est pas capable de me le dire tout de suite. C’est des véritables quintes de rire; ça l’empêche catégoriquement de s’exprimer. « Écoute bien ça une minute ! » Ça recommence. Prise 4, prise 5.

— Aboutis !

— « Des bruits (hi hi !) d’antisyndicaliste (hi hi hi !) et d’agent double (hi hi hi hi !) courent à son sujet !… »

Après un long conciliabule, on décide de laisser telle quelle cette phrase. Les équivoques qu’elle contient sont trop subtiles pour eux. Ils ne les verraient pas si on les leur grossissait mille fois. Si on les leur corrige, ils vont crier au meurtre, ils vont croire qu’on a voulu saboter leur prise de position. On ne leur en veut pas trop. Aux innocents les mains pleines. Et puis chacun son métier. Le leur c’est les « idées », ce n’est pas les « sens ». Eux c’est hommes d’action, nous on est des petits calembourgeois.


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