Intense, prenant, saisissant! La langue dans ce court récit de László Krasznahorkai, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, court au rythme des virgules. C’est qu’on y lit le récit au comptoir de bar du narrateur, un écrivain philosophe déchu, qui nous conte en même temps qu’au barman peu intéressé, son invitation en Estrémadure où les commanditaires de l’événement littéraire lui demandent simplement d’exprimer ses impressions de la région. Oui, mais comme il ne comprend pas l’espagnol, on lui a assigné une interprète! S’ensuit de lieux en lieux et de mots en mots, une course au dernier loup, le dernier de la région, où l’on se retrouve, nous aussi, à la merci de l’interprète et de ses failles, si humaines.
« …. quelque chose venait de se produire chez ce José Miguel, l’interprète elle-même semblait profondément touchée par ses paroles, ce qui naturellement ne transparaissait pas dans la traduction, il s’était produit quelque chose en lui, qu’il ne voulait pas leur montrer, à eux, des étrangers, c’est pourquoi il s’était tu, avait relevé la tête et agrippé son volant, la jeep cahotait, les secouait comme des pruniers, chacun se cramponnait comme il pouvait, et attendait que José Miguel poursuive son récit, mais ce n’est qu’au bout d’un long moment qu’il reprit la parole, pour répondre à une question que l’interprète lui avait posée en espagnol, mais sans la lui traduire, si bien qu’il ne comprit pas de quoi ils parlaient, vit simplement l’interprète acquiescer de la tête, toujours sans rien traduire, quant à José Miguel, il se mit à parler de plus en plus vite, il parlait des loups, finit tout de même par lui expliquer l’interprète alors qu’il commençait à lui jeter des regards agacés, des loups en général, oui, il disait qu’il y avait quelque chose de merveilleux dans leur caractère, et à cet instant il se retourna, sidéré, car la voix de l’interprète avait subitement changé, semblait quelque peu trembler, que s’est-il passé, voulut-il demander, qu’a bien pu dire le garde-chasse pour l’émouvoir autant, mais finalement il ne dit rien, se contenta de la regarder puis de regarder José Miguel, les loups, hurla l’interprète d’une voix tremblante, ne l’ont jamais déçu et ne le décevront jamais, il ralentit même un peu lorsque la jeep traversait une rigole, et déclara : el amor de los animales es el unico amor que el hombre puede cultivar sin cosechar desengaño, ce qui donna, dans la version de l’interprète dont la voix tremblait encore : l’amour des animaux est le seul amour qui ne déçoive jamais l’homme, ça veut dire quoi ? demanda le barman derrière son comptoir en soulevant légèrement sa tête ensommeillée, eh bien, répondit-il, on ne le saurait que plus tard, lui-même à ce moment-là n’avait pas bien compris ce qu’il voulait dire, à cause de la traduction incomplète, d’ailleurs, pour être franc, il en voulait un peu à l’interprète, car à cet instant un dialogue semblait s’être instauré dans la jeep entre elle et le garde-chasse, dialogue dont il se sentait à juste titre exclu… »
Le dernier loup, Laszlo Krasznahorkai, trad. Joëlle Dufeuilly, Éditions Cambourakis, 2019 : p.62-63.
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