Les mots de Sartre, c’est la rencontre de Jean-Paul encore tout mouillé derrière les oreilles avec… les mots (d’où le titre, oui, vous l’aurez deviné!). La phrase phare de ce récit ne pouvait donc être que celle-ci : « J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres ». Ce premier contact avec les livres, il le doit beaucoup à son grand-père, professeur d’allemand. Or, à l’époque, la traduction était une des grandes méthodes de l’enseignement des langues étrangères. Ce passage évoque donc l’attitude du professeur face aux livres (et le dédain et dégoût de Sartre pour cette agonie littéraire) : quel choix d’auteur pour quelle tâche ; le « découpage » de récits en extraits étudiables ; le rapport entre l’histoire, le texte, et son enveloppe (l’édition, l’appareil critique, le lieu de publication).
Il avait cessé de lire depuis la mort de Victor Hugo ; quand il n’avait rien d’autre à faire, il relisait. Mais son office était de traduire. Dans la vérité de son cœur, l’auteur du Deutsches Lesebuch tenait la littérature universelle pour son matériau. Du bout des lèvres, il classait les auteurs par ordre de mérite, mais cette hiérarchie de façade cachait mal ses préférences qui étaient utilitaires : Maupassant fournissait aux élèves allemands les meilleures versions ; Goethe, battant d’une tête Gottfried Keller, était inégalable pour les thèmes. Humaniste, mon grand-père tenait les romans en petite estime ; professeur, il les prisait fort à cause du vocabulaire. Il finit par ne plus supporter que les morceaux choisis et je l’ai vu, quelques années plus tard, se délecter d’un extrait de Madame Bovary prélevé par Mironneau pour ses Lectures, quand Flaubert au complet attendait depuis vingt ans son bon plaisir. Je sentais qu’il vivait des morts, ce qui n’allait pas sans compliquer mes rapports avec eux : sous prétexte de leur rendre un culte, il les tenait dans ses chaînes et ne se privait pas de les découper en tranches pour les transporter d’une langue à l’autre plus commodément. Je découvris en même temps leur grandeur et leur misère. Mérimée, pour son malheur, convenait au Cours Moyen ; en conséquence il menait double vie ; au quatrième étage de la bibliothèque, Colomba c’était une fraîche colombe aux cent ailes, glacée, offerte et systématiquement ignorée ; nul regard ne la déflora jamais. Mais, sur le rayon du bas, cette même vierge s’emprisonnait dans un sale petit bouquin brun et puant ; l’histoire ni la langue n’avaient changé, mais il y avait des notes en allemand et un lexique ; j’appris en outre, scandale inégalé depuis le viol de l’Alsace-Lorraine, qu’on l’avait édité à Berlin. Ce livre-là, mon grand-père le mettait deux fois la semaine dans sa serviette, il l’avait couvert de taches, de traits rouges, de brûlures et je le détestais : c’était Mérimée humilié. Rien qu’à l’ouvrir, je mourais d’ennui : chaque syllabe se détachait sous ma vue comme elle faisait, à l’Institut, dans la bouche de mon grand-père. Imprimés en Allemagne, pour être lus par des Allemands, qu’étaient-ils, d’ailleurs, ces signes connus et méconnaissables, sinon la contrefaçon des mots français? Encore une affaire d’espionnage : il eût suffi de gratter pour découvrir, sous leurs travestissements gaulois, les vocables germaniques aux aguets. Je finis par me demander s’il n’y avait pas deux Colomba, l’une farouche et vraie, l’autre fausse et didactique, comme il y a deux Yseut.
Sartre, Les mots, Gallimard Folio, 1964, p.56-57
Et vous, voyez-vous les livres différemment lorsque vous lisez « pour le travail »? L’apparence physique d’un livre a-t-elle une influence sur votre plaisir de lecture?