DE L’ANGLAIS AU FRANÇAIS : TIRET OR NOT TIRET?
« En français, il vaut mieux remplacer le tiret par un autre signe de ponctuation – ou reformuler. » À peu de choses près, voici le conseil que l’on entend couramment chez les traducteurs de l’anglais au français.
Encore récemment, lors de la – par ailleurs très bonne – formation de l’OTTIAQ sur la ponctuation comparée donnée par Grant Hamilton, la mise en garde contre son utilisation abusive en français, doublée de l’absence d’indications sur les manières d’utiliser ce signe dans la langue cible laissait à penser qu’il ne fallait pas en user du tout.
(Ne dit-on par en effet qu’« une chose qui n’est pas nommée n’existe pas » [Thérèse Lamartine]?)
Ce constat n’a fait que renforcer une première impression confirmée par un sondage effectué en 2020 sur un des groupes Facebook de langagiers : nous préférons, traducteurs EN>FR, ne pas toucher au tiret, de peur de mal l’employer.
Constats de ce sondage : 1) le tiret fait peur ; on lui préfère des virgules. MAIS 2) Lorsqu’il est utilisé, on le fait pour des raisons de clarté (phrase longue, qui comporte déjà des virgules). Nous reviendrons sur cet usage qui est à vrai dire un des atouts majeurs de ce signe.
UN FAUX AMI COMME DE NOMBREUX AUTRES
Il est vrai, le tiret (demi-cadratin ou cadratin ; cet article ne s’intéressera pas à cette partie du débat) est en général davantage employé chez nos voisins les anglophones. Toutefois, à l’image des faux amis lexicaux, le tiret est utilisé dans les deux langues, pour des usages qui parfois se recoupent, parfois non. Ainsi, comme le couple « development/développement », le tiret en EN/en FR ne s’emploie tout simplement pas de la même manière dans les deux langues.
Ajoutons à cela que les règles sont fluctuantes, qu’elles ont énormément évolué à travers les siècles et que les spécialistes de la chose ne se mettent pas toujours d’accord sur les usages! Comme le conclue ainsi Jacques Drillon dans son Traité de la ponctuation : « 1. La règle est ce qui permet à un auteur de s’exprimer comme il l’entend. 2. L’ignorance de la règle empêche un auteur de s’exprimer comme il l’entend. 3. Déroger à la règle est impossible, puisque nul n’est tenu de lui obéir. ».
Il n’en demeure pas moins que le tiret fait partie de la ponctuation française. On lui trouve ainsi un chapitre dans le Traité nommé ci-haut, un paragraphe dans la Grammaire méthodique du français, une sous-sous partie dans Le Ramat, un sous-paragraphe encore dans l’ouvrage de révision d’Anne Fonteneau, un article sur Termium, sans oublier la BDL bien sûr… et, si vous avez le Grevisse sous le coude, vous le rencontrerez très certainement. Pourquoi alors se priver d’un des outils de notre belle langue?
LE TIRET : QUAND, POURQUOI, COMMENT
Reste ainsi à déterminer dans quels cas y avoir recours. Tout d’abord, notons qu’il n’existe pas vraiment de catégorisation des usages du tiret dans les ouvrages de référence. La plupart du temps, on se contente de faire grosso modo deux catégories : le tiret au niveau micro (syntagme ou ponctuation de dialogue) ; et le tiret au niveau macro (dans le corps de la phrase), lequel a pour fonction d’isoler tout en mettant en relief le syntagme ou la phrase entre tirets. Toutefois cette deuxième catégorie (et je ne parlerai que de celle-ci) mériterait d’être développée.
PETIT DÉTOUR PAR L’ANGLAIS
De manière intéressante, il semble qu’il y ait en anglais une catégorisation un poil plus développée qu’en français. Le Chicago Manuel of Style distingue ainsi 3 usages (similaire à la virgule, au deux-points ou à la parenthèse ; pour indiquer une rupture ; pour introduire un exemple). Le Merriam-Webster en propose 2 : pour indiquer la rupture ou pour mettre en exergue (cette dernière catégorie est un peu fourre-tout – avec des exemples savoureux cela dit). Sur Grammarly, on en trouve 4 : pour apporter une information (souvent parenthèse subjective de l’auteur·e) ; introduire une apposition qui contient déjà des virgules, mettre en valeur une énumération et interrompre une pensée ou une phrase. Grant Hamilton, dans sa formation sur la ponctuation comparée, donne une version beaucoup plus détaillée des usages du tiret, avec 6 catégories différentes (je ne compte pas celles qui concernent uniquement le niveau syntagmatique, comme le tiret entre numéro de la rue et la rue). C’est sur ces catégories +1 que se base la comparaison ci-dessous.
USAGE EN | LE MÊME POUR LE FR? |
2 éléments en apposition After months of deliberation, the jurors reached a unanimous verdict—guilty. | NON. Deux-points [quoique… voir tableau des usages en français ci-dessous] Après des mois et des mois de délibération, les jurés ont rendu un verdict unanime : « coupable ». |
Attirer l’attention sur une conclusion inattendue. After thinking for a long time, he decided—to do nothing. | NON. Points de suspension Après avoir réfléchi pendant un long moment, il décida… de ne rien faire. |
Équivalent de « par exemple », « à savoir », « en d’autres mots ». There are simple alternatives to the stigmatized plastic shopping bag—namely, reusable cloth bags and foldable carts. | NON. Plutôt deux-points, virgule ou parenthèses. Il existe des alternatives très simples au très critiqué sac d’épicerie en plastique : les sacs en tissu réutilisables et les chariots pliables. |
Énumération en tête de phrase introduisant une proposition principale. The white sand, the warm water, the sparkling sun—this is what brought them to Fiji. | Plutôt deux-points, virgule ou même points de suspension. Plage de sable blanc, eau turquoise, soleil resplendissant… voici ce qui les a amenés aux Fidji! |
Parenthèse explicative The chancellor—he had been awake half the night—came down in an angry mood. | OUI. Le chancelier (qui n’avait presque pas dormi de la nuit) se montra d’une humeur peu amène. Le chancelier – qui n’avait presque pas dormi de la nuit – se montra d’une humeur peu amène. |
Alternative à la parenthèse The influence of three impressionists—Monet, Sisley, and Degas—is obvious in her work. | OUI. L’influence, dans son œuvre, de ces trois impressionnistes – Monet, Sisley et Degas – saute aux yeux. L’influence, dans son œuvre, de ces trois impressionnistes (Monet, Sisley et Degas) saute aux yeux. |
Incise de précision Last year, XYZ—a food company based in New-Hampshire—entered the big league. | OUI… mais L’année dernière, XYZ – une entreprise de produits alimentaires implantée au New Hampshire – a enfin fait son entrée dans la cour des grands. Toutefois, Grant Hamilton recommande, non sans raison, de déplacer l’incise en tête de phrase. Entreprise de produits alimentaires implantée au NH, XYZ a fait l’année dernière son entrée dans la cour des grands. |
EN FRANÇAIS
Toutefois, pour utiliser le tiret en traduction, une simple comparaison de l’anglais au français ne suffit pas (ou, tout du moins, une comparaison synthétique). Étudier également le tiret dans la langue cible nous permet à mon sens de mieux maîtriser ses emplois, ce qui est finalement le but – car, la plupart du temps, j’utiliserais un tiret en français là où il n’y en a pas en anglais et, quand il y en a un, une autre solution.
Je distingue moi-même 6 catégories d’usages du tiret en français, catégories qui n’ont en rien vocation à se constituer en règle ou à être exhaustives. L’année dernière, lors de ma première étude de ce sujet, j’avais noté 3 principales catégories (apporter une précision ; donner une opinion/nuancer un propos ; et valeur explicative/apposition – rare en FR) et 4 sous-catégories dont 3 pouvaient se ranger dans la catégorie « opinion ». Cette nouvelle catégorisation se veut plus simple, plus claire ainsi que plus adaptée aux usages dont le ou la professionnelle en traduction/rédaction pourrait avoir besoin.
Notons également qu’un effort a été fait pour tirer des exemples de divers types de documents, et non uniquement d’ouvrages littéraires et de la presse, lieu où le tiret est facilement remarquable (car il sert notamment à introduire une opinion).
Le-tiret-Usages-en-francais : Télécharger
CONCURRENCE AVEC LA PARENTHÈSE
Dans ces usages, on constate très souvent une concurrence avec la parenthèse. Il n’existe pas, à ma connaissance, de règle qui commande l’un ou l’autre signe de ponctuation. Sachez seulement que le tiret permet d’éviter une hiérarchie de sens : avec le tiret, l’information ajoutée est mise au même niveau que le reste de la phrase. À l’opposé, la parenthèse permet de mettre une information comme rappel. Tout dépend de la sensibilité de celui ou celle qui rédige.
EXEMPLES DE PHRASES CONCURRENTES :
La crise sanitaire rappelle que nos sociétés sont tributaires d’une nature en bon état dont elles tirent leurs ressources essentielles (eau, alimentation, santé). [rappel]
OU
La crise sanitaire rappelle que nos sociétés sont tributaires d’une nature en bon état dont elles tirent leurs ressources essentielles – eau, alimentation, santé. [information aussi importante que le reste]
***
La fonction publique française, au sens strict, comprend l’ensemble des agents occupant les emplois civils permanents de l’État, des collectivités territoriales (commune, département ou région) ou de certains établissements publics hospitaliers. [rappel]
OU
La fonction publique française, au sens strict, comprend l’ensemble des agents occupant les emplois civils permanents de l’État, des collectivités territoriales – commune, département ou région – ou de certains établissements publics hospitaliers. [information aussi importante que le reste]
EXEMPLES DE PHRASES OÙ LE CHOIX EST ÉVIDENT
Les recrutements à l’Assemblée nationale, au Sénat, à la Banque de France, dans les organismes sociaux et dans les grandes entreprises publiques (RATP, SNCF, EDF-GDF) relèvent directement de ces organismes.
> le tiret rendrait la lecture plus difficile à cause des sigles et du trait d’union.
***
De manière générale, il s’agira de financer trois types d’opérations de rénovation :
1. actions dites à « gain rapide » présentant un fort retour sur investissement (contrôle, pilotage et régulation des systèmes de chauffage, modernisation des systèmes d’éclairage…)
> dans une énumération, la parenthèse est bien entendu plus lisible.
Il est intéressant enfin de noter que dans la comparaison EN<>FR, on remarque davantage de concurrence entre virgule et tiret. Or, dans l’usage en français, il s’agit plutôt d’une concurrence entre parenthèse et tiret ou — plus rare – entre deux points et tiret.
EN TRADUCTION, DE L’ANGLAIS AU FRANÇAIS
Voici des extraits où il m’est arrivé naturellement d’utiliser le tiret pour les usages suivants : insertion d’une incise ; précision/apposition ; précision/nuance.
Le-tiret-Exemples-en-traduction : Télécharger
EN GUISE DE CONCLUSION
- Oui, le tiret s’utilise en français, et pas seulement dans des textes littéraires ou de presse.
- Un des emplois majeurs est : pour donner de la lisibilité à une phrase où les virgules, points-virgules ou parenthèses sont déjà nombreux.
- Dans les textes administratifs, il permet notamment de : rendre une phrase longue plus claire ; insérer une précision (factuelle ou spécifique).
- De l’anglais au français, il est rare que l’on garde la même structure de phrase (et donc les tirets de la langue source). Ce n’est toutefois pas impossible, par exemple avec la parenthèse explicative ou l’incise de précision.
- Lorsque l’on hésite entre parenthèses et tirets, il faut se poser la question de l’effet voulu : est-ce un simple rappel ou une information plus importante?
- L’usage du tiret est aussi une question de style : certains en utiliseront plus que d’autres. Et grand bien leur fasse tant que cela sert leur intention!
D’autres choses que j’aurais oubliées? : D
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